[Hans Cristian Andersen est né à Odensee au Danemark le 2 avril 1805 et mort
à Copenhague en 1875. On a fêté en 2005 le deux centième
anniversaire de sa naissance]
Il y avait un jour une aiguille à repriser : elle se trouvait elle-même
si fine qu'elle s'imaginait être une aiguille à coudre.
"Maintenant, faites bien attention, et tenez-moi bien, dit la grosse aiguille
aux doigts qui allaient la prendre. Ne me laissez pas tomber ; car, si je tombe par
terre, je suis sûre qu'on ne me retrouvera jamais. Je suis si fine !
-Laisse faire, dirent les doigts, et ils la saisirent par le corps.
-Regardez un peu ; j'arrive avec ma suite," dit la grosse aiguille en tirant après
elle un long fil ; mais le fil n'avait point de noeud.
Les doigts dirigèrent l'aiguille vers la pantoufle de la cuisinière :
le cuir en était déchiré dans la partie supérieure, et il
fallait le raccommoder.
"Quel travail grossier ! dit l'aiguille ; jamais je ne pourrai traverser : je me brise,
je me brise."
Et en effet elle se brisa.
"Ne l'ai-je pas dit ? s'écria t-elle ; je suis trop fine.
-Elle ne vaut plus rien maintenant," dirent les doigts.
Pourtant ils la tenaient toujours. La cuisinière lui fit une tête de cire,
et s'en servit pour attacher son fichu.
"Me voilà devenue broche ! dit l'aiguille. Je savais bien que j'arriverais à
de grands honneurs. Lorsqu'on est quelque chose, on ne peut manquer de devenir quelque chose."
Et elle se donnait un air aussi fier que le cocher d'un carrosse d'apparat, et elle
regardait de tous côtés.
"Oserai-je vous demander si vous êtes d'or ? dit l'épingle sa voisine.
Vous avez un bel extérieur et une tête extraordinaire ! seulement, elle
est un peu trop petite ; faites vos efforts pour qu'elle devienne plus grosse, afin de
n'avoir pas plus besoin de cire que les autres."
Et là-dessus notre orgueilleuse se roidit et redressa si fort la tête,
qu'elle tomba du fichu dans l'évier que la cuisinière était en train de
laver.
"Je vais donc voyager, dit l'aiguille ; pourvu que je ne me perde pas !"
Elle se perdit en effet.
"Je suis trop fine pour ce monde-là ! dit-elle pendant qu'elle gisait sur l'évier.
Mais je sais ce que je suis, et c'est toujours une petite satisfaction."
Et elle conservait son maintien fier avec toute sa bonne humeur.
Et une foule de choses passèrent au-dessus d'elle en nageant, des brins
de bois, des pailles et des morceaux de vieilles gazettes.
"Regardez un peu comme tout ça nage ! dit-elle. Ils ne savent pas seulement
ce qui se trouve par hasard au-dessous d'eux : c'est moi pourtant ! Voilà un
brin de bois qui passe ; il ne pense à rien au monde qu'à lui-même,
à un brin de bois !... Tiens, voilà une paille qui voyage ! Comme elle
tourne, comme elle s'agite ! Ne va donc pas ainsi sans faire attention ; tu pourrais
te cogner contre une pierre. Et ce morceau de journal ! Comme il se pavane ! Cependant
il y a longtemps qu'on a oublié ce qu'il disait. Moi seule je reste patiente
et tranquille ; je sais ma valeur et je la garderai toujours."
Un jour, elle sentit quelque chose à côté d'elle, quelque chose
qui avait un éclat magnifique, et que l'aiguille prit pour un diamant. C'était
un tesson de bouteille. L'aiguille lui adressa la parole, parce qu'il luisait et se
présentait comme une broche.
"Vous êtes sans doute un diamant ?
-Quelque chose d'approchant."
Et alors chacun d'eux fut persuadé que l'autre était d'un grand prix.
Et leur conversation roula principalement sur l'orgueil qui règne dans le monde.
"J'ai habité une boîte qui appartenait à une demoiselle, dit
l'aiguille. Cette demoiselle était cuisinière. A chaque main elle avait
cinq doigts. Je n'ai jamais rien connu d'aussi prétentieux et d'aussi fier que
ces doigts ; et cependant ils n'étaient faits que pour me sortir de ma boîte
et pour m'y remettre.
-Ces doigts-là étaient-ils nobles de naissance ? demanda le tesson.
-Nobles ! reprit l'aiguille, non, mais vaniteux, ils étaient cinq frères....
et tous étaient nés.... doigts ! Ils se tenaient orgueilleusement l'un
à côté de l'autre, quoique de différentes longueurs. Le plus
en dehors, le pouce, court et épais, restait à l'écart ; comme
il n'avait qu'une articulation, il ne pouvait se courber qu'en un seul endroit ; mais il
disait toujours que, si un homme l'avait une fois perdu, il ne serait plus bon pour le
service militaire.
"Le second doigt goûtait tantôt des confitures et tantôt de la
moutarde ; il montrait le soleil et la lune, et c'était lui qui appuyait sur la
plume lorsqu'on voulait écrire.
"Le troisième regardait par-dessus les épaules de tous les autres. Le
quatrième portait une ceinture d'or, et le petit dernier ne faisait rien du tout :
aussi en était-il extraordinairement fier. On ne trouvait rien chez eux que de la
forfanterie : aussi je les ai quittés.
-Et maintenant, nous voilà assis ici, et nous brillons," dit le tesson.
A ce moment, on versa de l'eau dans l'évier. L'eau coula par-dessus les bords et
les entraîna.
Voilà que nous avançons enfin !" dit l'aiguille.
Le tesson continua sa route, mais l'aiguille s'arrêta dans le ruisseau. "Là !
je ne bouge plus ; je suis trop fine ; mais j'ai bien droit d'en être fière !"
Effectivement, elle resta là tout entière à ses grandes pensées.
"Je finirai par croire que je suis née d'un rayon de soleil, tant je suis fine !
Il me semble que les rayons de soleil viennent me chercher jusque dans l'eau. Mais je suis
si fine que ma mère ne peut pas me trouver. Si encore j'avais l'oeil que l'on m'a enlevé,
je pourrais pleurer du moins ! Non, je ne voudrais pas pleurer : ce n'est pas digne de moi !"
Un jour, des gamins vinrent fouiller dans le ruisseau. Ils cherchaient de vieux clous,
des liards et autres richesses pareilles. Le travail n'était pas ragoûtant ;
mais que voulez-vous ? Ils y trouvaient leur plaisir, et chacun prend le sien où
il le trouve.
"Oh ! la, la ! s'écria l'un d'eux en se piquant à l'aiguille. En voilà
une gueuse !
-Je ne suis pas une gueuse ; je suis une demoiselle distinguée," dit l'aiguille.
Mais personne ne l'entendait. En attendant, la cire s'était détachée,
et l'aiguille était redevenue noire des pieds à la tête ; mais
le noir fait paraître la taille plus svelte, et elle se croyait donc plus fine
que jamais.
"Voilà une coque d'oeuf qui arrive," dirent les gamins ; et ils attachèrent
l'aiguille à la coque.
"A la bonne heure ! dit-elle ; maintenant je dois faire de l'effet, puisque je suis noire
et que les murailles qui m'entourent sont toutes blanches. On m'aperçoit, au
moins ! Pourvu que je n'attrape pas le mal de mer ; cela me briserait."
Elle n'eut pas le mal de mer et ne fut point brisée.
"Quelle chance d'avoir un ventre d'acier quand on voyage sur mer ! C'est par là
que je vaux mieux qu'un homme. Qui peut se flatter d'avoir un ventre pareil ? Voilà
une bonne constitution ! Plus on est fin, moins on est exposé."
Crac ! fit la coque. C'est une voiture de roulier qui passait sur elle.
"Ciel ! que je me sens oppressée ! dit l'aiguille ; je crois que j'ai le mal
de mer : je suis toute brisée."
Elle ne l'était pourtant pas, quoique la voiture eût passé sur elle.
Elle gisait comme auparavant, étendue tout de son long dans le ruisseau.
Qu'elle y reste !