Goethe et l’art de la tapisserie

"Marie-Antoinette, Grande Duchesse d'Autriche, Reine de France, devait, se rendant à Paris, passer par Strasbourg. Les festivités par lesquelles on enseigne au peuple que la grandeur existe dans le monde se préparaient avec zèle. Et je remarquai particulièrement la construction érigée sur une île du Rhin entre les deux ponts et où elle devait être reçue et prise en charge par l'envoyé de son époux. Cette construction était de peu de hauteur et possédait en son milieu une grande salle et deux plus petites de chaque côté. Puis suivaient d'autres pièces qui s'étendaient encore vers l'arrière ; plus solidement construite elle aurait pu passer aisément pour une demeure d'agrément pour la noblesse. Mais ce qui m'intéressa particulièrement, si bien que je n’épargnai pas les « büsel » (une petite pièce de monnaie d’argent alors d’usage courant) pour obtenir du gardien d'y entrer à plusieurs reprises, c'étaient les tapisseries dont on avait recouvert tout l'intérieur. C'est là que je vis pour la première fois des tapisseries d'après des cartons de Raphaël et ce spectacle fit sur moi une impression décisive...

 carton de Raphaël pour la pêche miraculeuse
J'allais et venais et ne pouvait me rassasier de ce que je voyais; une vaine aspiration me tourmentait car ce qui me parlait de façon si exceptionnelle j'aurais bien voulu aussi le comprendre... Je trouvai extrêmement agréables les petites salles et la salle principale me parut d’autant plus affreuse.
Raphaël la pêche miraculeuse
On l’avait décorée de tapisseries beaucoup plus grandes, plus riches et magnifiques, entourées d’une foule d’enjolivements, tissées d’après des tableaux d’artistes français contemporains. Je me serais volontiers accommodé également de ce style car il n’était pas dans ma sensibilité ni dans ma nature d’exclure sans appel ; mais le sujet m’irrita au plus haut point. C’est l’histoire de Jason, Médée et Créüse qui était là illustrée, c’est-à-dire un exemple du mariage le plus malheureux qui soit. A la gauche du trône on voyait l’épousée luttant avec la mort la plus horrible et excitant la pitié des spectateurs ; à droite le père s’épouvante de voir ses enfants morts à ses pieds ; pendant que la furie traverse le ciel sur son char tiré par un dragon. Et pour joindre l’inepte à l’horrible, derrière le velours rouge et le dossier doré du trône s’enroulait la queue blanche du taureau cependant que le combat du monstre crachant le feu et de Jason se dissimulait entièrement derrière la coûteuse draperie. Toutes les maximes dont je m’étais imprégné à l’école d’Oeser me revenaient.
Médée sur son char tiré par le dragon
Que l’on représente Christ et les apôtres dans les salles annexes d’un bâtiment nuptial était déjà preuve d’un manque de discernement et sans doute c’étaient les dimensions des pièces qui avaient guidé le choix du conservateur des tapis royaux ; ceci je le pardonnais volontiers car ç’avait été à mon avantage ; mais une erreur comme celle de la grande salle me mit hors de moi et je pris avec passion mes compagnons à témoins d’un tel manquement au goût et au sentiment. « Quoi ! » m’écriai-je, sans me soucier des autres personnes présentes ; « Est-il permis de mettre sous les yeux d’une jeune reine, au premier pas qu’elle fait dans son pays, l’image des plus horribles noces qui se soient peut-être jamais faites ! Ne s’en trouve-t-il aucun parmi les architectes, les décorateurs et les tapissiers français qui comprenne que les images représentent quelque chose, que les images agissent sur l’âme et le sentiment, qu’elles produisent des impressions, qu’elles suscitent des pressentiments ! N’est-ce pas tout comme si l’on avait envoyé un spectre accueillir à la frontière cette belle dame que l’on dit amoureuse de la vie. » Je ne sais plus ce que je dis encore, mais mes compagnons s’employèrent à me calmer et à me faire quitter la place pour éviter les désagréments. Puis ils m’assurèrent qu’il n’était pas donné à tout le monde de chercher une signification aux images ; qu’à eux du moins l’idée n’en serait pas venue, non plus qu’à toute la population de Strasbourg et de la région quand bien même elle serait venue en masse, et pas davantage à la reine elle-même avec toute sa cour.
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Le fleuve puissant et étincelant de la Cour s'était écoulé et ne m'avait laissé d'autre nostalgie que celle de ces tentures de Raphaël que j'aurais voulu à toute heure contempler, révérer, vénérer même. Je pus heureusement y intéresser plusieurs personnalités si bien qu'on ne les décrocha et roula que le plus tard possible."

(Dichtung und Wahrheit. Hamburger Ausgabe, vol.9, p.362-366)