La broderie à Traquair

par Margaret Swain


Des brodeuses viennent du monde entier à Traquair. Elles y viendraient sans aucun doute même si la demeure était dépourvue de son aspect romantique, ses murs blancs nichés dans un creux des collines des Borders près du cours de la Tweed. Telle qu’elle est, elles y trouvent un très pittoresque décor pour une collection exceptionnelle de broderies. Celles-ci, préservées presque par hasard et en parfaite condition, manifestent l’habileté et le goût de générations de brodeuses. Il ne s’agit pas là d’une collection assemblée par l’éclectisme d’un riche collectionneur, mais du travail des membres d’une même famille, dont les descendants vivent encore aujourd’hui dans le château. Les broderies ont été faites puis mises de côté, pour une raison que nous ignorons, précaution ou sentiment. Mais, précisément pour cela, la plus grande partie s’en est trouvée protégée de la lumière et de la poussière, ces deux grands ennemis des textiles. Nous pouvons admirer les brillantes couleurs et les points précis épargnés par le temps, aussi frais que quand le travail venait d’être terminé, le fil coupé et l’aiguille rangée.

Les « boutures » des Stuart







Broderies au petit point

Nulle part ailleurs n’existe une aussi grande collection de belles broderies au petit point représentant des fleurs, des fruits et des animaux. On les nommait « boutures », motifs brodés de boutures telles que les jardiniers en prenaient (et en prennent encore) pour la reproduction des plantes. Ils furent copiés sur les gravures sur bois des herbiers publiés au seizième siècle, et les fruits et fleurs brodés sur nombre de panneaux à Traquair montrent clairement la base de la tige et la forme rectangulaire du bloc de bois gravé utilisé comme modèle. Ces panneaux, jamais utilisés, étaient destinés à être découpés et appliqués sur les rideaux de lits, les tentures et autres pièces d’ameublement pour donner un peu de couleur et de chaleur à l’intérieur glacial de la demeure aux murs de pierre.

Nombre de plantes sont aisément reconnaissables: tulipe, bourrache, jonquille, lys, chardon, chèvrefeuille, ainsi que citrons, oranges, pêches, raisins, noix et glands. D’autres sont moins familières, copiées sur les gravures en noir et blanc et dotées de couleurs qui ne furent jamais les leurs. Il ne faut pas s’imaginer qu’elles fleurissaient toutes dans un jardin Stuart: les herbiers représentaient des plantes exotiques aussi bien que celles du pays, et la brodeuse employait ses couleurs selon sa fantaisie. C’est ce type de broderie que Marie Reine d’Ecosse demanda alors qu’elle était prisonnière sur l’île du Lochleven, « de petites fleurs sur canevas », dessinées pour elle et entourées de points de soie noire, et qu’elle remplissait avec ses soies de couleur. La même méthode a été employée pour les panneaux de Traquair, ainsi que nous pouvons nous en rendre compte en examinant les travaux non terminés.

Les fruits et les fleurs sont si proches les uns des autres sur ces panneaux qu’il semble impossible que l’on ait pu les découper sans que le support à la trame lâche se soit défait pendant qu’on l’appliquait sur soie ou velours. Il faut cependant se rappeler que ces pièces étaient habituellement empesées au dos à l’aide d’une pâte de farine et d’eau avant application, de sorte que les bords se trouvaient maintenus fermement pendant qu’on les cousait. La couture était ensuite recouverte d’un fil d’argent ou d’or qui protégeait la lisière.

Outre les panneaux de fruits et de fleurs, rayonnants de leurs riches couleurs, survivent des mètres d’un étroit liseré, aux dessins également entourés de soie noire puis emplis de couleur et qui présentent un motif torsadé typiquement Renaissance, fait de deux cordons entrelacés. A Hardwick Hall, qui fut construit par Bess de Hardwick, comtesse Shrewsbury, un même liseré à torsade simple a survécu et a été appliqué à des rideaux de lit. Certains y ont détecté les initiales MS de Marie Reine d’Ecosse, mais bien entendu Marie n’a jamais rendu visite à ce château, qui fut construit après sa mort. Les élégantes torsades doubles de Traquair montrent clairement combien ceci est illusoire et que cette décoration était fréquente. Ces liserés, certainement destinés à des rideaux de lit, sont restés inemployés tout comme les panneaux de boutures.

Colifichets







Broderies sur papier

Nous ignorons qui a brodé ce trésor de broderie au petit point qui a dû occuper plusieurs membres de la famille pendant des années. Nous savons, cependant, qui a réalisé les rares et délicieuses broderies sur papier, dont chaque pièce est aussi remarquable à sa façon que les gaies boutures de fleurs et de fruits. Cette fragile broderie sur papier, identique sur les deux faces, faite de soie délicatement ombrée, est un témoignage accompli du travail d’une religieuse; on la nommait dans les couvents français colifichet, mot qui signifie un rien, une bagatelle. La technique en était extrêmement exigeante. Le tracé du dessin sur un épais papier à écrire (l’un d’eux porte un filigrane français) était tout d’abord percé avec une aiguille puis réalisé en plumetis en passant une soie douce et non torsadée par les trous. Les quatre pièces de Traquair (qui ne sont pas toutes exposées en même temps) sont extrêmement belles; les deux pièces à motifs floraux, encadrées entre deux plaques de verre pour que les deux faces soient apparentes, sont les plus grandes connues actuellement. Les deux motifs religieux, un ostensoir et un calice, sont brodés, outre la soie, de fils métalliques -opération risquée et délicate à mener à bien sans déchirer le papier. On ne voit d’aucun côté noeuds ou extrémités de fils.

Ces pièces ont été faites par les deux filles du quatrième Comte de Traquair, Lucie et Anne. Elles étaient les aînées de dix-sept enfants et, en raison de leur religion, furent envoyées dans un couvent français âgées de dix-sept et dix-huit ans pour combler les lacunes de leur éducation et rester en contact avec amis et relations de la Cour des Stuart en exil. De délicieuses lettres à leur mère, conservées dans les archives de Traquair, fournissent des aperçus sur leur vie au couvent Saint-Jacques des Ursulines à Paris et révèlent comment, vivant sur la plus maigre des pensions, elles parvenaient à garder les apparences ainsi qu’il convenait aux filles d’une noble famille, réparant discrètement leurs souliers et leurs jupons, cependant qu’elles cultivaient langue française, danse et broderie. Les religieuses Ursulines étaient des brodeuses renommées, en particulier pour leur réalisation de riches vêtements sacerdotaux ornés de peinture à l’aiguille de fleurs de soie à la parfaite ressemblance. Il se peut qu’elles aient enseigné à leurs élèves le travail sur les colifichets de papier à titre d’exercice préparant à cette difficile technique.

En mai 1714 Anne écrit à sa mère : « Il n’y a pas un monastère à Paris où l’on enseigne plus de sortes de broderies ; je l’ai entendu dire par plusieurs personnes qui le savent très bien... Nous avons appris à faire les « coly fishes » (colifichets) et les bourses... Ma soeur Lucie et moi-même nous avons fait deux bourses, une pour mon seigneur (leur père) et l’autre pour votre Grâce...»

L’une des bourses, faite de la même soie ombrée que les colifichets, est exposée dans une vitrine du Musée. Les filles furent rappelées en hâte en 1715, quoique Lucie demandât l’autorisation de rester plus longtemps car elle songeait à se faire religieuse. Elles arrivèrent pour assister à l’échec de la révolte Jacobite de cette année-là. Leur oncle, le Comte de Nithsdale, fut condamné à mort pour le rôle qu’il y avait joué. La soeur de leur mère, sa femme, le fit évader de la Tour de Londres la veille de l’exécution en l’habillant en vêtements de femme et en le faisant passer pour sa suivante; ils finirent leur vie en exil. Les filles vécurent assez longtemps pour voir encore un autre soulèvement Jacobite, conduit par le Prince Charles Edward Stuart, écrasé en 1745. Toutes deux moururent sans s’être mariées : Anne en 1755, Lucie, dont le portrait avec son chien familier se voit sur le mur au rez-de-chaussée, en 1768.

Vêtements sacerdotaux








La famille à Traquair souffrit non seulement pour sa loyauté à la maison royale des Stuart mais aussi pour sa fidélité à la religion catholique. En 1688, quand les protestants William et Marie montèrent sur le trône, une populace venue de la ville voisine de Peebles mit à sac Traquair à la recherche de témoignages de la religion papiste et enleva tous les vêtements sacerdotaux, nappes d’autel, rosaires et images saintes sur lesquels elle put faire main basse. Tout fut brûlé au pied de la croix du marché à Peebles. Le Comte et le prêtre s’échappèrent de justesse.
Puisqu’il était évidemment dangereux de posséder dans une maison des vêtements à l’usage d’un prêtre on eut recours à une ruse habile. Exposé dans la Chambre du Prêtre on peut voir un remarquable nécessaire d’autel comprenant une chasuble, une étole, un voile de calice et une nappe d’autel, tout cela réalisé en quilt blanc. Un examen attentif a montré qu’ils ont tous été coupés dans un grand couvre-lit en quilt joliment brodé. Cet ensemble, soigneusement plié pour dissimuler les croix de ruban révélatrices, symbole de leur usage sacré, pouvait être rangé tout naturellement avec le linge de maison et échapper aux regards inquisiteurs.

Les autres vêtements appartenant à la chapelle familiale ont dû s’ajouter plus tard, au dix-huitième siècle, quand l’époque devint plus tolérante. Ils sont faits de riche brocart décoré de dentelle d’or et de galon d’argent. Un seul ensemble, de velours vert, porte un décor brodé. Reprise d’un vêtement plus ancien datant d’environ 1500, cette broderie représente la Crucifixion et des saints et a dû être appliquée sur le velours vert environ 1840. Le voile du calice est brodé d’un Agnus Dei au point de croix victorien réalisé sur canevas dont les fils sont ensuite ôtés.

Le Lit de la Chambre Royale








Ce lit superbe et très intéressant provient de Terregles House dans le Dumfriesshire. Quoique la tradition ait attribué la réalisation du couvre-lit en quilt à Marie Reine d’Ecosse rien ne prouve que la Reine ait entrepris un travail de si grande dimension qui aurait exigé un lourd cadre de six pieds pendant les six ans et demi qu’elle passa en Ecosse. Il n’est pas dans le style des ouvrages d’elle que nous connaissons. La brodeuse experte l’admirera pour sa propre valeur et comme un insurpassable modèle de quilt.

Le lit, de même, a été associé à la Reine, et on supposait qu’elle l’avait utilisé quand elle résidait à Terregles. Pourtant ses rideaux datent de la fin du dix-septième siècle et, un peu plus tard, le lit fut transformé en lit de deuil. C’est en fait l’unique lit de deuil qui subsiste en Grande-Bretagne. L’usage était, quand mourait le chef d’une grande famille, de déposer son corps sur un lit drapé de noir et de tendre les murs de la chambre de velours noir. Les amis et relations venaient alors présenter leurs hommages au mort et à sa famille. Après les funérailles la veuve dormait dans ce lit pendant la période du deuil. Anne, Duchesse de Hamilton, dont le mari était mort en 1694, dormait en fait encore en 1706 dans une chambre tendue de noir « et n’avait pas l’intention d’en changer de sa vie ». Une famille anglaise, les Verneys, conservait un lit noir pour de telles occasions; on l’offrit à une veuve après la mort de son mari en 1644: « Ce grand lit noir... circule dans la famille chaque fois qu’une mort survient.»

Le lit de Traquair avait été transformé en lit de deuil en peignant simplement les rideaux jaunes d’origine avec une peinture noire soluble à l’eau. Il était encore ainsi tristement revêtu quand Monsieur Francis Maxwell Stuart, père de l’actuel Lord, découvrit des traces du jaune sous la chape noire et rendit avec soin au lit son éclat premier. Un petit morceau du tissu teint en noir provenant de l’une des colonnes a été conservé; on peut le voir à côté du lit. La broderie de la tête de lit avait été endommagée et avec les conseils de l’Ecole Royale de Broderie de Londres Monsieur Maxwell Stuart lui-même y travailla, l’assortissant au décor de la bordure du baldaquin. C’est ainsi que l’association de la famille avec la broderie a été continuée.

Elle se continue en vérité jusqu’aujourd’hui. Le visiteur perspicace remarquera dans le grand salon, parmi les portraits de famille, le clavecin et autres trésors, un ensemble de sièges dont les housses sont brodées au point de Florence. Cette pièce est très aimée et utilisée par la famille et les housses, qui apportent couleur et chaleur à son décor, sont l’ouvrage de Madame Peter Maxwell Stuart. Elles ajoutent un chapitre coloré et réconfortant à l’histoire de la broderie à Traquair - une histoire vieille de quatre cents ans et qui n’est pas finie.

trad. de l’anglais par Jean-L. Taffarelli